Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/205

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Vladimir, bien sûr ! C’est la treizième fois que je vais au bastion. Oh ! oh ! 13, mauvais nombre : je serai tué, c’est sûr, je le sens ! Pourtant il fallait bien que quelqu’un y allât ! La compagnie ne peut pas y aller avec un enseigne, et, s’il arrivait quelque chose, l’honneur du régiment, l’honneur de l’armée serait atteint. Mon devoir est d’y aller… Oui, un devoir sacré !… C’est égal, j’ai le pressentiment… »

Le capitaine oubliait qu’il avait eu ce pressentiment, plus ou moins fort, chaque fois qu’il s’était rendu au bastion, et il ignorait que tous ceux qui vont au feu l’éprouvent toujours, bien qu’à des degrés différents. La conscience du devoir, qu’il avait particulièrement développée, l’ayant calmé, il s’assit à sa table et écrivit une lettre d’adieux à son père ; au bout de dix minutes, la lettre achevée, il se leva, les yeux humides de larmes, et commença sa toilette, en répétant mentalement toutes les prières qu’il savait par cœur. Son domestique, un lourdaud au trois quarts ivre, l’aida à mettre sa tunique neuve, la vieille qu’il portait d’habitude pour aller au bastion n’étant pas raccommodée.

« Pourquoi la tunique n’est-elle pas raccommodée ? Tu n’es bon qu’à dormir, animal.

— Dormir ! grommela Nikita, quand toute la journée on court comme un chien ; on s’éreinte, et, après ça, il ne faudrait pas dormir !

— Tu es de nouveau ivre, à ce que je vois.

— Ce n’est pas de votre argent que j’ai bu ; pourquoi me le reprochez-vous ?

— Tais-toi, imbécile ! » s’écria le capitaine, prêt à frapper son domestique.

Nerveux et troublé comme il l’était déjà, la grossièreté de Nikita lui faisait perdre patience ; pourtant il aimait cet homme, il le gâtait même et l’avait auprès de lui depuis douze ans.

« Imbécile ! imbécile ! répéta le domestique, pourquoi