Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/229

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« À terre ! » cria une voix.

Mikhaïlof et Praskoukine obéirent. Ce dernier, les yeux fermés, entendit la bombe tomber quelque part, tout près de lui, sur la terre dure. Une seconde, qui lui parut être une heure, se passa : la bombe n’éclatait pas. Praskoukine s’effraya, puis se demanda s’il avait raison de s’effrayer ; peut-être était-elle tombée plus loin et se figurait-il à tort entendre chuinter la mèche à côté de lui. Ouvrant les yeux, il vit avec satisfaction Mikhaïlof étendu immobile à ses pieds ; mais en même temps il aperçut, à une archine de distance, l’amorce enflammée de la bombe qui tournait comme une toupie.

Une terreur glaciale, qui tuait toute idée, tout sentiment, s’empara de son être ; il se couvrit la figure de ses deux mains.

Une seconde encore s’écoula, durant laquelle tout un monde de pensées, d’espérances, de sensations et de souvenirs traversa son esprit.

« Qui tuera-t-elle ? moi ou Mikhaïlof, ou bien tous les deux ensemble ? Et, si c’est moi, où me frappera-t-elle ? À la tête, ce sera fini ; au pied, on me le coupera,… alors j’insisterai pour qu’on me donne du chloroforme, et je pourrai rester en vie. Peut-être Mikhaïlof sera-t-il tué seul, et plus tard je raconterai que nous étions ensemble et que j’ai été couvert de son sang. Non, non ! elle est plus près de moi,… ce sera moi ! »

Ici il se souvint des douze roubles qu’il restait devoir à Mikhaïlof et d’une autre dette laissée à Pétersbourg, qui aurait dû être réglée depuis longtemps ; un air bohémien qu’il chantait la veille lui revint à la mémoire. Il revit aussi en imagination la femme qu’il aimait, coiffée d’un bonnet à rubans lilas, l’homme qui l’avait offensé cinq ans auparavant et dont il ne s’était pas vengé ; mais, au milieu de ces souvenirs et de tant d’autres, le sentiment du présent — l’attente de la mort — ne le quittait pas. « Si elle allait ne pas éclater ? » pensa-t-il, et il fut sur le point