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Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/230

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d’ouvrir les yeux avec une audace désespérée ; mais, à ce moment, à travers ses paupières encore closes, un feu rouge frappa ses prunelles ; quelque chose le heurta avec un fracas épouvantable, au milieu de la poitrine ; il s’élança en courant au hasard, s’embarrassa les pieds dans son sabre, trébucha et tomba sur le flanc.

« Dieu soit loué, je ne suis que contusionné ! »

Ce fut sa première pensée, et il voulut tâter sa poitrine, mais ses mains lui firent l’effet d’être liées, un étau lui serrait la tête : devant ses yeux couraient des soldats, il les comptait machinalement :

« Un, deux, trois soldats, et voilà un officier qui perd son manteau ! »

Un nouvel éclair brilla, il se demanda ce qui avait tiré, — était-ce un mortier ou un canon ? Un canon sans doute. On tire de nouveau, voilà encore des soldats : cinq, six, sept ; ils passent devant, et tout à coup il eut une peur terrible d’être écrasé par eux. Il voulut crier, dire qu’il était contusionné, mais sa bouche était sèche, sa langue se collait au palais, il éprouvait une soif ardente, il sentait que sa poitrine était mouillée, et la sensation de cette humidité lui faisait songer à l’eau,… il aurait voulu boire ce qui le mouillait. « J’ai dû m’écorcher en tombant », se dit-il, et, de plus en plus effrayé à l’idée d’être écrasé par les soldats qui couraient en masse devant lui, il essaya de nouveau de crier :

« Prenez-moi !… »

Mais, au lieu de cela, il poussa un gémissement si terrible qu’il en fut lui-même épouvanté. Ensuite, des étincelles rouges dansèrent devant ses yeux, il lui sembla que les soldats entassaient des pierres sur lui ; les étincelles dansaient moins vivement, les pierres qu’on entassait l’étouffaient de plus en plus : il fit un violent effort pour les rejeter ; il s’allongea, il cessa de voir, d’entendre, de penser, de sentir. Il avait été tué sur place par un éclat reçu en pleine poitrine.