Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/25

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soir. Les eaux troubles et rapides du Térek roulaient plus distinctement leurs masses brunes entre les rives immobiles ; l’eau baissait, et l’on apercevait çà et là le sable des bas-fonds. De l’autre côté du fleuve, juste vis-à-vis du cordon, tout était désert ; les joncs et les roseaux seuls couvraient la plaine lointaine jusqu’au pied des montagnes. À droite on apercevait les maisons en terre glaise, les toits plats et les cheminées à entonnoir d’un village tchetchène. Du haut de l’échauguette le jeune Cosaque suivait de ses yeux perçants les mouvements des femmes tchetchènes avec leurs robes rouges et bleues.

Les Cosaques s’attendaient d’heure en heure à une attaque des Abreks[1], qui choisissent pour leur invasion le mois de mai, quand l’eau est si basse qu’on peut traverser à gué le Térek et que la feuillée du bois est si touffue qu’on y passe avec peine. Les Cosaques avaient reçu depuis peu une circulaire du colonel, qui leur enjoignait d’être sur le qui-vive, vu que ses espions avaient apporté la nouvelle que huit Tchetchènes se préparaient à passer le Térek. Pourtant on ne remarquait aucun préparatif extraordinaire au cordon : les Cosaques étaient désarmés, ils avaient dessellé leurs chevaux, et restaient à pêcher à la ligne, à chasser et à boire. Seul le Cosaque de garde était armé, et son cheval sellé broutait à la lisière du bois. L’ouriadnik[2], grand, maigre, au dos démesurément large, et aux mains démesurément petites, était assis, l’uniforme déboutonné et les yeux fermés, sur le remblai de la cabane ; il avait la tête appuyée sur ses mains et l’air profondément ennuyé. Un vieux Cosaque à large barbe noire grisonnante, n’ayant pour tout vêtement qu’une chemise serrée à la taille par un ceinturon en cuir, était couché sur le rivage, suivant nonchalamment du regard les eaux troubles et uniformes du tournant du Térek.

  1. Tchétchènes hostiles aux Cosaques.
  2. Soldat-chef.