Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/272

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d’un mouvement convulsif dans le bas, l’obscurité, les bombes, les différentes images de la mort repassaient confusément dans ses souvenirs ; son âme, jeune et impressionnable, était crispée et navrée de son isolement, de la complète indifférence de chacun à son sort, bien qu’il fût exposé au danger. « Je souffrirai, je serai tué, et personne ne me pleurera », se disait-il. Où était-elle donc, la vie du héros toute pleine d’ardeur énergique et de sympathies à laquelle il avait si souvent rêvé ? Les bombes sifflaient et éclataient en se rapprochant toujours, et Nikolaïeff soupirait plus souvent sans rompre le silence. En traversant le pont qui menait à la Korabelnaïa, il vit quelque chose à deux pas de lui plonger en sifflant dans le golfe, en éclairer pour une seconde d’une lueur pourpre les vagues aux teintes violacées et rebondir lançant en l’air une pluie d’eau.

« Sacré…, la coquine vit encore, murmura Nikolaïeff.

— Oui », répliqua Volodia malgré lui et surpris du son de sa propre voix, grêle et criarde.

À leur rencontre venaient des blessés portés sur des brancards, des charrettes remplies de gabions, un régiment, des hommes à cheval : l’un d’eux, un officier suivi d’un Cosaque, s’arrêta à la vue de Volodia, examina sa figure, puis, se détournant, donna un coup de fouet à sa monture et poursuivit son chemin. « Seul, seul, que je sois en vie ou non, ça leur est bien égal à tous ! » se dit l’adolescent, prêt à fondre en larmes. Ayant dépassé une grande muraille blanche, il entra dans une rue bordée de petites maisons complètement détruites qu’éclairaient sans cesse les feux des bombes ; une femme ivre, en haillons, accompagnée d’un matelot, sortait d’une petite porte et butta contre lui. « Pardon, Votre Noblesse », murmura-t-elle. Le cœur du pauvre garçon se serrait de plus en plus, tandis que sur l’horizon noir les éclairs s’allumaient toujours et les obus sifflaient et éclataient autour de lui. Tout à coup Nikolaïeff soupira et parla d’une voix qui parut à Volodia exprimer une terreur contenue.