Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/273

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« Ça valait bien la peine de se dépêcher de venir ici de chez nous ; on allait, on allait, et pourquoi se dépêchait-on ?

— Mais, Dieu merci, mon frère est guéri, dit Volodia, pour chasser par la causerie l’horrible sensation qui s’emparait de lui.

— Joliment guéri ! quand il est tout malade ! Les bien portants se trouveraient aussi beaucoup mieux à l’hôpital dans un temps pareil ! En avons-nous, par hasard, beaucoup de joie d’être ici ? C’est tantôt un bras, tantôt une jambe qu’on perd, et voilà,… et encore ici, en ville, c’est mieux que sur le bastion, Dieu de Dieu ! Chemin faisant, on dit toutes ses prières ! — Eh ! canaille ! elle vient de bourdonner à mes oreilles, ajouta-t-il, attentif au bruit d’un éclat qui avait passé à côté de lui. — Eh bien, maintenant, continua Nikolaïeff, on m’avait dit de conduire Votre Noblesse, et je sais bien qu’il faut faire ce qui est ordonné, mais notre charrette est restée confiée à un camarade, et nos paquets sont défaits ; on m’a dit de venir et je suis venu ! Mais, s’il se perd quelque chose de ce que nous avons apporté, c’est moi, Nikolaïelf, qui en réponds. » Quelques pas plus loin, ils débouchèrent sur un espace libre.

« Voilà votre artillerie, Votre Noblesse, dit-il soudain ; demandez à la sentinelle, on vous indiquera ! » Volodia avança seul. N’entendant plus derrière lui les soupirs de Nikolaïeff, il se sentit définitivement abandonné ; le sentiment de cet abandon devant le danger, devant la mort, comme il le croyait, pesa sur son cœur avec le froid glacial de la pierre ; arrêté au milieu de la place, il regarda tout autour de lui pour voir si l’on observait, et, se prenant la tête à deux mains, il murmura d’une voix entrecoupée par la terreur : « Mon Dieu, suis-je vraiment un poltron méprisable, un lâche ? moi qui rêvais il n’y a pas longtemps de mourir pour la patrie, pour le tsar, et cela avec bonheur ! Oui, je suis un être malheureux et méprisable ! » s’écria-t-il profondément désespéré et désillusionné sur