Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/313

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étaient tombés en si grand nombre les héros qui les avaient arrosés de leur sang, de ces lieux défendus pendant onze mois contre un ennemi deux fois plus fort et qu’elle avait reçu l’ordre d’abandonner aujourd’hui même sans combat.

La première impression causée par cet ordre du jour pesa lourdement sur le cœur de chaque Russe, ensuite la crainte de la poursuite fut le sentiment dominant chez tous. Les soldats, habitués à combattre sur les lieux qu’ils abandonnaient, se sentirent sans défense aussitôt qu’ils s’en furent éloignés ; inquiets, ils se massaient à l’entrée du pont, soulevé par de violentes rafales. À travers l’encombrement des régiments, des milices, des voitures, se poussant les uns les autres, l’infanterie, dont les fusils s’entre-choquaient, et les officiers porteurs d’ordres, se frayaient avec peine un chemin ; les habitants et les domestiques militaires accompagnant les bagages suppliaient et pleuraient pour qu’on les laissât passer, pendant que l’artillerie, pressée de s’en aller, roulait avec bruit en descendant vers la baie. Bien que l’attention fût distraite par mille détails, le sentiment de la conservation et le désir de fuir au plus vite cet endroit fatal remplissaient l’âme de chacun : chez le soldat mortellement blessé, couché parmi cinq cents autres malheureux sur les dalles du quai Paul et demandant à Dieu la mort, chez le milicien épuisé qui, par un dernier effort, pénètre dans la foule compacte pour laisser le chemin libre à un officier supérieur, chez le général qui commande d’une voix ferme le passage et qui retient les soldats impatients, chez le matelot égaré dans le bataillon en marche et presque étouffé par la foule mouvante, chez l’officier blessé porté par quatre soldats qui, arrêtés par la foule, déposent le brancard à terre près de la batterie Nicolas, chez le vieil artilleur qui durant seize ans n’a pas quitté le canon que, avec l’aide de ses camarades et sur l’ordre incompréhensible pour lui de son chef, il est en train de culbuter tout droit