Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/357

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cette raison ingénue, saine, ferme, ce naturel, si l’on veut, que n’ont encore altéré ni les belles manières, ni la fausse instruction, ni les sottes suggestions de la vanité. Ah ! alors, c’est plaisir que de converser, car c’est d’homme à homme, et non plus de masque à masque, qu’on s’entretient ; les idées, les opinions, les sentiments s’expriment dans leur vérité, sous leur forme native, avec leur accent propre, et insensiblement, toutes barrières ôtées, l’on se sent comme si, échappé de cette prison de comédiens que dans les villes on appelles le monde, l’on avait enfin rencontré son semblable réel, en chair et en os, en âme et en cœur. Cependant les propos se succèdent, qui vont du puits au seau, du seau au manant, du manant à sa famille, à l’endroit, aux gens, au curé, au notable qui vient à passer, et l’esprit se repaît, la curiosité se contente, l’heure vole. Ce n’est pourtant là encore que l’amusement, mais l’instruction vient à la suite, sur les faits et sur leurs causes, sur les gens et sur leur destinée, sur le curé et sur ses ouailles, sur soi enfin ; car est-il bien possible de s’enquérir de ses semblables sans faire retour sur soi-même ? et n’est-ce pas après tout à notre personnalité que, par un mystérieux mais puissant instinct de l’âme, nous rattachons, nous ramenons en définitive tout ce que nous conquérons de notions et de lumières sur les choses, les hommes, la vie ? Au fond, ce n’est ici qu’une autre forme de la flânerie, pas plus attrayante, mais plus animée que la première, et qui a cet avantage de vous rendre équitable, doux, humain, disposé à la bienveillance et à la fraternité envers les petits, par la conviction que vous acquérez bientôt qu’il y a là beaucoup de patience, de courage, d’affection, de dévouement, d’abnégation de soi, dans une condition dont ceux qui ne la voient jamais que de loin sont portés à se faire, d’après ses dehors frustes et son écorce grossière, une idée fausse et bien souvent injuste.

Ceci soit dit cependant sans qu’on en puisse inférer que nous partageons des principes qui ne sont point les nôtres, et que, parce que nous professons estime et sympathie pour ce qu’on appelle le peuple, nous sommes de ceux qui désirent ou qui provoqueraient au besoin son avènement à la direction des affaires, ou encore au partage politiquement organisé des richesses que, pour sa grosse part, il concourt à créer, sans que pour cela elles demeurent proportionnellement entre ses mains. À nos yeux, non-seulement l’inégalité des conditions humaines vient de Dieu, en sorte que toute lutte établie contre ce fait providentiel n’aboutit qu’à d’impuissants efforts suivis d’affreuses calamités, mais nous pensons fermement que