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c’est le plus pelé, le plus chérif, le plus rachitique de tous les endroits qui prétendent à avoir l’air d’un paysage.

Vers onze heures, nous atteignons Lans-le-Bourg ; c’est le dernier village qu’on rencontre de ce côté-ci du mont Cenis. Comme tous les villages pareillement situés, c’est un ramassis d’auberges, de remises, d’écuries ; une population de cochers, de rouliers et de mendiants. Ceux-ci sont hideux, rongés d’ulcères, brûlés d’eau-de-vie, fondant tous à la fois, comme des oiseaux de proie, sur chaque voyageur qui se montre, et ne le lâchant qu’au départ. Parmi eux, on nous fait remarquer une femme, jeune d’âge, décrépite d’ivrognerie, qui offre bien le plus triste spectacle que l’on puisse voir.

Avant d’ascender une montagne, il faut toujours prendre des forces, c’est une des théories de M. R*** ; aussi nous faisons-nous un devoir de commander ici un bon repas. Par malheur, toutes les mouches de la création se sont donné rendez-vous dans notre salle à manger, et il est impossible d’ouvrir la bouche sans en avaler un essaim tout entier. Nous nous levons alors, nous ouvrons les croisées, et du mouchoir, de la serviette, nous donnons la chasse à ces myriades. Va bien, mais retournés à nos places, c’est pour y trouver la table couverte de morts et de blessés ; le lait, le vin, le bouillon, noirs de mouches qui naviguent… À cette vue, l’appétit s’en va, et nous quittons Lans-le-Bourg repus, sans avoir mangé. Au départ, l’hôte, l’hôtesse, le garçon, le palefrenier, nous recommandent tous d’aller coucher à l’auberge de la Grande-Croix : « Vous y serez bien, disent-ils, et chez une pauvre veuve qui a dix enfants et des matelas pour vous tous. »