Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/397

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connaissez assez, Louis, quelle était la situation de mon âme à cette époque pour deviner, sans que je vous les exprime, les sentiments qui durent y naître bientôt ; mais alors, comme auparavant, j’en refoulais l’expression, et, me bornant à remplir les engagements que j’avais contractés, je regardais comme un bonheur d’avoir au moins à protéger et à servir celle que j’idolâtrais dans le secret de mon cœur.

« Nous vécûmes ainsi pendant une année, différant de mois en mois notre départ jusqu’à ce que mes affaires fussent terminées ; puis nous nous engageâmes dans un voyage de plus de neuf cents milles, jusque dans les contrées perdues de l’ouest. Jenny, sensible à mes soins, m’en témoignait souvent sa vive reconnaissance ; puis nous causions de son avenir, de sa famille, des pays que nous parcourions, et le lien d’une intimité qui, pour elle, était douce et sans combats, s’établissait entre nous. Elle unissait à une âme simple un esprit cultivé ; aussi trouvais-je dans sa conversation un attrait assez vif pour me faire oublier, tant que j’étais auprès d’elle, cette affreuse pensée que je ne lui serais jamais rien. Elle devinait cependant en moi quelque secrète peine, et, au soin qu’elle prenait à ne jamais s’arrêter sur certains sujets, je jugeai que je commençais à lui être connu.

« L’endroit où s’était établi le beau-frère de Jenny est un de ces petits bourgs qui s’élèvent de toutes parts sur les confins du désert, pour être bientôt eux-mêmes laissés en arrière par les hardis colons qui s’avancent sans cesse dans ces solitudes. En arrivant, nous nous trouvâmes entourés par les habitants de ce pittoresque hameau, qui nous indiquèrent la demeure que nous cherchions ; mais ils nous apprirent en même temps