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Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/401

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ma destinée. Si j’ai souffert davantage, je jouis outre mesure. Je serais un de ces hommes heureux dont le bonheur me cause plus de plaisir que d’envie, et mille sentiments vifs dans lesquels se trouve le charme de mon existence me seraient inconnus.

« Envoyez-nous donc vos bossus, nous leur trouverons femmes. Mais, à ce propos, quelle pitoyable mégère, dites-moi, que cette opinion dont vous voulûtes un jour me faire peur ! Dans ce pays-ci, un bossu fait son chemin, ne rencontre nulle entrave, s’il est actif, industrieux, probe, même médiocrement ; il devient époux, père, juge, président, que sais-je ! Et dans ce même pays tout fier, tout fanatique de démocratie, de liberté, d’égalité, un homme, s’il est beau, brave, probe, mais noir ; s’il est bon, généreux, aimable, mais mulâtre ; s’il est actif, industrieux, habile et entreprenant, mais quarteron ; cet homme est tenu pour marqué d’une tache indélébile, il est repoussé, méprisé, exclu à toujours de toute échange d’affection, de tout lien de société et de famille avec les blancs ; il n’épouse point leurs filles, il ne s’assied point à leurs places, il est parqué dans les villes, parqué dans les théâtres, parqué dans les églises… Voilà ce que l’opinion, l’opinion libre, républicaine par excellence, toute fière, toute hautaine de ses théories de démocratie et d’égalité, trouve ici juste, ordinaire, naturel ! Quelle folie barbare, inconséquente, gratuitement inhumaine !… Encore ces procédés moqueurs et cruels qui, dans vos sociétés polies, s’acharnent contre les malheureux de ma sorte, s’attaquent-ils à des difformités réelles et repoussantes ! Encore ceux qui en font usage ne se piquent-ils nullement d’être généreux, humains par excellence, et, en tourmentant, en déchirant leurs