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Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/412

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ce spectacle des inductions tout à fait défavorables à la sentimentalité suisse.

Pendant que j’étais tout occupé de mes inductions, un domestique entra dans la salle, apportant du thé sur un plateau, et tout aussitôt parut la demoiselle elle-même. C’était bien elle, car son père s’étant levé l’embrassa au front, en témoignant une grande joie de la voir si promptement rétablie, tandis que ce malotru de fiancé, au lieu d’entrer en extase, ou de se confondre en expressions senties de vif bonheur et de tendre joie, continuait de manger en disant avec l’accent le plus calme et le plus vulgaire : « Louise, assieds-toi là, et prends ton thé pendant qu’il est chaud. » Certes, ce n’était pas là le tutoiement passionné de Saint-Preux s’adressant à Julie ; aussi cette tranquille familiarité me faisait-elle l’effet d’une profanation.

Cette demoiselle était effectivement fort jolie, et le danger qu’elle venait de courir rehaussait à mes yeux l’agrément de ses traits et les grâces de son visage… Seulement je ne lui trouvais ni le pudique embarras d’une fiancée que deux messieurs considèrent, ni cet air de touchante mélancolie qu’on s’attend à rencontrer chez une jeune personne frêle et menacée. Mais ce qui me déconcerta bien autrement, ce fut de surprendre sur ce visage, où je cherchais l’abattement et la tristesse, les signes visibles d’un fou rire que notre présence comprimait à peine. Ce fou rire se communiqua au fiancé d’abord, puis au père, qui, n’y pouvant plus tenir, se tourna vers nous en disant : « Pardon, messieurs, ces rires doivent vous paraître déplacés ; mais ils sont irrésistibles : excusez-nous. » Tous les trois alors, affranchis de gêne, éclatèrent de rire, pendant que nous les considérions avec l’étonnement le plus sérieux.