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cahute, sans souci des bourrasques fouettant les minces parois de bois, de la neige molle et cotonneuse blanchissant les ténèbres du plateau.

Au moindre réveil dans la nuit, à n’importe quelle heure, à la plus courte minute d’insomnie, on mangeait, pour se désennuyer, pour occuper le temps, par voracité inextinguible, pour retrouver le pesant et délicieux engourdissement du sommeil, un sommeil de Lapon, ou d’ours terré sous la neige.

Il n’était pas rare, entre minuit et trois heures, tandis que tous les corps étalés ronflaient sous l’amas brun des couvertures, d’apercevoir, bizarrement profilée en ombre cocasse sur la lueur du brasier, une silhouette de moblot, casque-à-mèche en tête, le képi fixé par-dessus, grillant solitairement quelque monumentale tartine à la flamme ou faisant mijoter, dans sa gamelle, quelque ragoût fantastique, en soupeur affamé.

Dès le petit jour, toutes les mâchoires se mettaient en mouvement avec une admirable et amusante entente. Immédiatement des conversations s’entamaient sur la manière dont on déjeunerait et dont on dînerait.

C’étaient des cris, des rires, un entrain du diable pour décider comment on dégusterait la mince portion de viande de cheval qui était allouée à l’escouade, avec la demi-boule de son par homme, le verre de vin tous les deux jours, un vin noir, épais, poisseux, alternant avec le centilitre d’eau-de-vie, un fil-en-quatre à vous vitrioler les boyaux.

Mais quelles attrapades au cuisinier, au retour de la distribution des vivres, s’il s’était laissé carotter par le fourrier, s’il rapportait, au lieu d’un beau muscle maigre et charnu, une portion toute en graisse et en os, un paquet de nerfs ! Bon sang de Dieu ! Il n’en menait pas large, l’ami Faraud.

Dans le cas contraire, on n’avait pas d’épithètes assez fleuries pour le féliciter et on lui votait un cordon bleu, grand comme une toile de tente.

Pas fort pour les corvées, pour les gardes à monter, pour le service des tranchées, pour tout ce qui donnait du mal ou offrait même l’apparence d’un danger, cet excellent Faraud, mais, comme homme de cuisine, un fricoteur de première classe, à lui lécher jusqu’aux poignets ses gros doigts rouges, s’il ne les avait pas eus d’une saleté si fabuleuse et si invétérée, que les plus gourmands eussent reculé d’effroi à cette seule pensée, en dépit de la plate et lâche reconnaissance de leur ventre.