Page:Tourgueneff - Récits d un chasseur, Traduction Halperine-Kaminsky, Ollendorf, 1893.djvu/90

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de grâce ! Comprenez-vous ?… Écoutez… »

« Je me penchai. Elle remuait ses lèvres contre mon oreille, ses cheveux me chatouillaient la joue. J’avoue que moi-même je sentais ma tête se perdre. Elle marmottait je ne sais quoi. Je n’y compris pas un mot. « Elle bat la campagne, » pensais-je. Elle parlait, parlait très vite et comme si elle n’eût pas parlé en russe. Elle cessa, eut un frisson, laissa tomber sa tête sur l’oreiller et me dit en me menaçant du doigt : « Prenez garde, docteur…, à personne. » J’eus peine à la calmer. Je la fis boire, je réveillai la domestique et sortis. »

Ici le docteur absorba une prise de tabac avec violence et resta un moment absorbé.

« Le lendemain, contre mon attente, la malade ne fut pas mieux. Et je pensais, je pensais… Je résolus de rester, quoique je fusse à la ville attendu par mes malades, ― et vous savez qu’on ne néglige pas ses malades sans s’exposer à perdre leurs pratiques. Mais d’abord cette pauvre jeune fille était dans un état désespéré et puis, à vrai dire, elle m’intéressait vivement ; ajoutez encore que toute la famille me plaisait, des gens peu aisés, mais bien élevés, des gens rares. Le père avait été un savant, un érudit : il va sans dire qu’il était mort misérable ; mais il avait