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XIII


Ce fut elle qui l’aborda.

« Monsieur Néjdanof, — commença-t-elle d’une voix hâtive, — vous êtes, je crois, complètement satisfait de Mme Sipiaguine ? »

Elle se détourna sans attendre de réponse, et marcha dans l’allée ; Néjdanof se mit à marcher à côté d’elle.

« Qu’est-ce qui vous faire croire cela ? demanda-t-il au bout d’un instant.

— Me tromperais-je ? En ce cas, elle aurait mal pris ses mesures aujourd’hui. Je m’imagine comme elle a manœuvré, comme elle a tendu ses petits filets ! »

Néjdanof, sans dire un mot, regarda en dessous son étrange interlocutrice.

« Écoutez, continua-t-elle ; je vous parlerai franchement : je n’aime pas Mme Sipiaguine ; du reste, vous vous en êtes bien aperçu. Il est possible que je vous paraisse injuste ; mais attendez pour juger… »

La voix lui manqua. Elle rougit, elle se troubla. Chez elle, le trouble prenait toujours une forme qui le faisait ressembler à de la colère.

« Vous vous demandez sans doute, reprit-elle, pourquoi cette demoiselle, que vous ne connaissez pas, vous dit tout cela ? vous avez probablement pensé la même chose quand je vous ai fait cette communication… au sujet de M. Markelof. »

Elle se baissa soudain, cueillit un petit champignon, le cassa en deux et le jeta au loin.

« Vous vous trompez, mademoiselle Marianne, dit Néjdanof ; j’ai pensé, au contraire, que je vous inspirais de la confiance, et cette idée m’a été très-agréable. »

Néjdanof ne disait qu’une demi-vérité : cette pensée venait de lui venir à l’instant même.