Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/123

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— Tant pis pour vous, interrompit Néjdanof ; cela veut dire que vous partagez sa manière de voir, et mes paroles s’appliquent aussi à vous. »

Kalloméïtsef devint tout blême.

« Co… comment ? Quoi ? Vous osez ?… Vous mériteriez… à l’instant…

— Qu’est-ce que je mériterais à l’instant, monsieur ? » interrompit de nouveau Néjdanof avec une politesse ironique.

Dieu sait de quelle façon se serait terminée cette prise de bec entre les deux ennemis, si M. Sipiaguine ne s’était pas hâté d’y couper court. Élevant la voix, et prenant une attitude où l’on n’aurait su dire ce qui prédominait : la gravité de l’homme d’État ou bien la dignité du maître de maison, — il déclara, avec une fermeté tranquille, qu’il ne désirait pas entendre plus longtemps à sa table des expressions aussi peu mesurées ; que depuis longtemps il s’était posé comme règle, — comme règle inviolable, — de respecter toutes les convictions, mais à la condition expresse (ici il leva son index orné d’une bague armoriée) qu’elles fussent maintenues dans les bornes de la dignité et de la convenance ; que si, d’un côté, il ne pouvait ne pas blâmer chez M. Néjdanof une certaine intempérance de langage, excusable d’ailleurs à cause de sa jeunesse, d’autre part, il ne pouvait pas non plus approuver chez M. Kalloméïtsef la vivacité de ses attaques contre les personnes du camp opposé, vivacité explicable d’ailleurs par son zèle pour le bien public.

« Sous mon toit, conclut-il, sous le toit des Sipiaguine, il n’y a ni jacobins, ni sicaires, il n’y a que des personnes de bonne foi, qui, après avoir fini par se comprendre réciproquement, se donneront certainement la main. »

Néjdanof et Kalloméïtsef gardèrent tous deux le silence, mais ils ne se donnèrent pas la main ; évidemment, l’heure où ils se comprendraient réciproquement n’était