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Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/124

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pas encore arrivée. Loin de là ; jamais ils n’avaient éprouvé l’un pour l’autre une haine plus vive.

Le repas s’acheva au milieu d’un silence gêné ; Sipiaguine essaya de raconter une anecdote diplomatique, mais il la laissa à mi-chemin.

Marianne regardait obstinément le fond de son assiette. Elle ne voulait pas laisser voir la sympathie éveillée en elle par les paroles de Néjdanof. Ce n’est pas qu’elle eût peur, — non certes, — mais avant tout il fallait ne pas se trahir vis-à-vis de Mme Sipiaguine, dont elle sentait peser sur elle le regard attentif et pénétrant.

Le fait est que Mme Sipiaguine ne cessait de regarder Marianne et Néjdanof. La sortie inattendue du jeune étudiant l’avait d’abord étonnée, puis elle avait eu comme une sorte de révélation, une lueur intérieure, qui lui avait fait dire involontairement : « Ah !… » Mme Sipiaguine avait compris tout d’un coup que Néjdanof se détachait d’elle, « Néjdanof qui, il n’y avait pas longtemps encore, semblait venir à son appel… Que s’était-il donc passé ?… Est-ce que Marianne… Oui, sans aucun doute… Il lui plaisait… et elle…

« Il faudra prendre des mesures… » C’est ainsi que Mme Sipiaguine termina ses réflexions.

Pendant ce temps, Kalloméïtsef suffoquait d’indignation. Deux heures après, en jouant à la préférence, il disait encore « passe ! » ou « j’achète ! » d’un cœur ulcéré, et, tout en se donnant l’air d’être « au-dessus de tout cela », il avait dans la voix le sourd « trémolo » de l’injure non vengée.

Sipiaguine seul était positivement enchanté de toute cette scène. Il y avait trouvé l’occasion de montrer le pouvoir de son éloquence, d’apaiser la tempête qui allait s’élever… Sipiaguine savait le latin, et le quos ego de Virgile ne lui était pas inconnu. Il ne se comparait pas expressément à Neptune, mais, en ce moment, le souvenir de ce dieu ne lui était pas désagréable.