Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/203

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cousue par un tailleur du cru, et s’étant coiffé d’un chapeau cylindre un peu roussi, qui lui donna immédiatement un air tout raide, il monta dans le phaéton ; mais tout à coup il se souvint qu’il n’avait pas pris de gants ; il appela « l’omniprésent » Paul, qui alla lui chercher une paire de gants en peau de daim récemment (lavés, dont chaque doigt, élargi au bout, avait l’air d’un biscuit.

Solomine fourra les gants dans sa poche et dit qu’on pouvait partir. Aussitôt le laquais, avec une énergie aussi imprévue qu’inutile, bondit sur le siège, le cocher bien stylé poussa un cri en fausset pour exciter les chevaux et l’équipage s’ébranla.

Pendant que Solomine roulait vers le domaine de Sipiaguine, l’homme d’État, assis dans son salon avec une brochure politique à demi coupée sur les genoux, causait avec sa femme au sujet du jeune fabricant. Il lui avait écrit, disait-il à sa femme, pour essayer de lui faire lâcher la filature du marchand de Moscou et de l’amener à se charger de sa fabrique à lui, qui allait de mal en pis et qu’on devrait réorganiser de fond en comble.

Sipiaguine n’admettait pas l’idée que le jeune homme refuserait de venir ou même renverrait son voyage à un autre jour, bien que dans sa lettre il lui en eût laissé le choix.

« Mais nous avons une fabrique de papier, et c’est une filature qu’il dirige ! lui fit observer Mme Sipiaguine.

— C’est égal, ma chère : il y a des machines là-bas comme ici… et Solomine est un mécanicien.

— Mais, qui sait ? peut-être que c’est un spécialiste !

— Ma chère, d’abord, en Russie, il n’y a point de spécialistes ; et ensuite, je te le répète, il est mécanicien. »

Mme Sipiaguine sourit.

« Sois prudent, mon ami : tu as déjà eu du malheur avec les jeunes gens ; pourvu que cela n’arrive pas une seconde fois !

— C’est à Néjdanof que tu fais allusion ? mais après