Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/205

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outre, depuis quelque temps, je remarque chez lui une sorte d’irritation, une tendance agressive… Est-ce que ses affaires, « là-bas » (Sipiaguine fit, d’un mouvement de tête, une indication vague… mais sa femme le comprit), marcheraient mal ? Hein ?

— Ouvre les yeux, je te le répète. »

Sipiaguine se redressa.

« Hein ? (Ce hein était tout différent, prononcé sur un ton… beaucoup plus bas.) — Ah bah ! Mais alors il pourrait arriver que je les ouvrisse trop ! Qu’on y prenne garde !

— C’est ton affaire. Quant à ton nouveau jeune homme, s’il arrive aujourd’hui, sois tranquille ; on prendra toutes les mesures de précaution. »

Or, il se trouva que toutes les mesures de précaution étaient parfaitement inutiles. — Solomine ne fut ni intimidé, ni effarouché.

Quand le domestique l’annonça, Sipiaguine se leva immédiatement, et s’écria à haute voix, de façon à être entendu de l’antichambre :

« Faites entrer ! ça va sans dire, faites entrer ! »

Puis il se dirigea vers la porte du salon, et s’arrêta tout près de l’entrée. À peine Solomine eut-il franchi le seuil, que Sipiaguine, qu’il avait failli heurter, lui tendit les deux mains, et, balançant la tête à droite et à gauche, avec un aimable sourire, lui dit d’un air charmé :

« Ah ! voilà qui est gentil de votre part !… Que de reconnaissance je vous ai ! »

Et il le conduisit aussitôt à Mme Sipiaguine.

« Voilà ma petite femme, dit-il en appuyant doucement la main sur le dos de Solomine comme pour le pousser vers sa femme. —Ma chère amie, je te présente le premier mécanicien et le premier chef de fabrique de ce gouvernement, Vassili… (Il hésita) Fédocéïtch Solomine. »

Mme Sipiaguine se dressa légèrement, leva avec grâce ses belles paupières, sourit d’abord au jeune homme