Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/270

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est-ce parce que je tâchais de répandre mon eau-de-vie sous la table sans qu’on me vît. Ah ! quel métier, pour un esthéticien, que de se mettre en contact avec la vie réelle !

— Tu réussiras mieux une autre fois, lui dit Marianne pour le consoler ; mais je suis contente que tu prennes ton premier essai du côté humoristique. En somme, n’est-ce pas, tu ne t’es pas ennuyé ?

— Non, je me suis même amusé. Mais je sais bien que je vais repenser à tout cela, et que j’en serai triste, écœuré.

— Non, non ! je ne t’y laisserai pas penser, je te raconterai ce que j’ai fait. On va nous servir le dîner ; et d’abord, tu sais, j’ai merveilleusement… lavé la marmite dans laquelle Tatiana nous a fait la soupe aux choux. Je te raconterai tout ça, tout… par le menu. »

Elle fit comme elle disait.

Néjdanof, tout en écoutant ses récits, la regardait, la regardait fixement, si bien qu’elle s’interrompit plusieurs fois afin de lui laisser le temps de dire pourquoi il la regardait ainsi… Mais il ne dit mot.

Après le dîner, elle lui proposa d’écouter la lecture d’un roman de Spielhagen. Mais elle achevait à peine la première page, quand il se leva tout d’un coup, s’avança vers elle et tomba à ses pieds. Elle se redressa ; il lui embrassa les genoux des deux mains et éclata en paroles passionnées, folles, désespérées. « Il voulait mourir, il savait qu’il mourrait bientôt… » Elle ne bougea pas, elle ne résista pas ; elle se soumettait paisiblement à sa violente étreinte ; elle le regardait d’en haut avec une expression paisible et même caressante.

Elle posa les deux mains sur sa tête, qu’il avait fiévreusement roulée dans les plis de sa robe. Mais cette tranquillité même agit plus profondément sur lui que les efforts qu’elle aurait faits pour le repousser. Il se leva et dit : « Pardonne-moi, Marianne, pour ce qui s’est passé aujourd’hui et hier ; répète-moi que tu es disposée à