Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/269

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

troisième a commencé par répéter : « C’est ça, oui, c’est ça… » puis, au moment où je m’y attendais le moins, il m’a accablé d’injures et ne l’a pas prise non plus ; enfin, le quatrième l’a acceptée, et même avec force remercîments, mais je me figure qu’il n’a pas compris un traître mot à tout ce que je lui ai dit. Un chien m’a mordu le pied ; une femme, du seuil de son « isba », m’a menacé de son tisonnier en criant : « Hou ! vilain ! Tas de vagabonds de Moscou que vous êtes, il n’y aura donc pas de mort pour vous ! » Et un soldat en congé illimité m’a poursuivi en disant : « Attends, attends, camarade, nous te démolirons ! » Et pourtant il s’était enivré à mes frais.

— Et puis ?

— Et puis ? J’ai une botte beaucoup trop grande qui m’a blessé au pied. Et à présent j’ai faim, et la tête me fend à cause de l’eau-de-vie qu’il m’a fallu prendre.

— Tu en as donc beaucoup pris ?

— Non, très-peu, pour donner l’exemple ; mais je suis entré dans cinq cabarets. Seulement je ne supporte pas cette drogue-là, l’eau-de-vie. Et comment peuvent-ils boire ça, nos paysans ! C’est inconcevable ! S’il faut boire de l’eau-de-vie pour se « simplifier », votre serviteur !

— Et tu dis que personne ne s’est méfié de toi ?

— Personne. Il y a pourtant un cabaretier, un gros homme pâle, avec des yeux blancs, qui m’a regardé d’un air soupçonneux. Je l’ai entendu qui disait, à sa femme : « Aie l’œil sur ce rousseau… louche ! (Je ne m’étais jamais douté que je louchais.) C’est un filou. Regarde comme il boit singulièrement. » Ce que voulait dire « singulièrement » dans ce cas-là, je l’ignore ; mais il est probable que ce n’était pas un compliment. C’est un peu comme le « movétone » (mauvais ton) de Gogol, tu te rappelles, dans le Revisor[1] ? Peut-être

  1. Une réunion d’employés de province, trouvant l’expression de « mauvais ton » dans une lettre interceptée, ne sait pas ce que cela veut dire.