Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/35

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« Voilà ce qui s’appelle pêcher un gros esturgeon ! disait-il en riant et en trépignant sur place. — Sais-tu qui est Sipiaguine ? C’est un homme connu de tous, un chambellan, un pilier de la société, si j’ose m’exprimer ainsi, un futur ministre !

— Il m’est parfaitement inconnu, » dit Néjdanof d’un air maussade.

Pakline leva les mains d’un air désespéré.

« Voilà justement notre malheur, mon bon Alexis, c’est de ne connaître personne ! Nous voulons agir, nous voulons mettre le monde entier sens dessus dessous, et nous vivons à l’écart de ce même monde ; nous n’avons de relations qu’avec deux ou trois amis, nous piétinons sur place dans un tout petit cercle…

— Pardon, interrompit Néjdanof, ce n’est pas tout cela. C’est seulement avec nos ennemis que nous refusons de frayer ! Quant aux gens de notre acabit, quant au peuple, nous sommes en constante communication avec lui.

— Là, là, là, là !… interrompit à son tour Pakline. D’abord, pour ce qui est des ennemis, permets-moi de te rappeler les vers de Gœthe :


Celui qui veut comprendre le poëte
Doit aller au pays de poésie[1]


et moi je dis :


Celui qui veut comprendre l'ennemi
Doit aller dans le pays ennemi.


« Vivre à l’écart de ses ennemis, ignorer leurs mœurs et leur vie, — absurdité ! — Ab… sur… di… té ! Oui ! oui ! Pour traquer un loup dans le bois, il faut avant tout connaître toutes ses retraites !… Ensuite, tu parlais tout à l’heure de te mettre en communication avec le peuple.

  1. Wer den Dichter will versteh’n
    Muss im Dichter’ s Lande geh’n…