Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/36

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Mon pauvre ami ! En 1862, les Polonais se sont « jetés dans les bois »… Et maintenant, c’est nous qui nous jetons dans les bois, c’est-à-dire dans le peuple, qui est pour nous plus sourd et plus sombre que la première forêt venue !

— Alors, selon toi, que faut-il faire ?

— Les Hindous se jettent sous les roues du char de Jaggernaut, continua Pakline d’un air sombre : il les écrase, et ils meurent dans la béatitude. Nous avons aussi notre Jaggernaut… Il nous écrasera, cela est très-certain, mais il ne nous donnera pas la moindre béatitude.

— Mais que faut-il donc faire, à ton avis ? répéta Néjdanof en criant presque. Écrire des romans « à tendance », peut-être ? »

Pakline écarta les bras et pencha la tête sur l’épaule :

« Des romans, tu pourrais en écrire, dans tous les cas, puisque tu as en toi la veine littéraire… Allons, ne te fâche pas, je me tais. Je sais que tu n’aimes pas qu’on fasse allusion à cela. Du reste, je suis d’accord avec toi : ce n’est pas un métier réjouissant que de fabriquer de pareilles machines « farcies », surtout avec les nouvelles tournures à la mode : — « Ah ! je vous aime ! bondit-elle… » « Cela m’est bien égal, se secoua-t-il. » C’est pourquoi, je te répète, pénètre dans toutes les classes, à commencer par la plus haute. Se reposer sur les Ostrodoumofs ne suffit pas. Les Ostrodoumofs sont d’honnêtes gens, de braves cœurs, mais bêtes, bêtes ! Regarde notre ami. Rien chez lui, pas même les semelles de ses bottes, n’est fait comme chez les gens intelligents. Tiens, par exemple, tout-à-l’heure, pourquoi est-il sorti d’ici ? Pour ne pas rester dans la même chambre, pour ne pas respirer le même air qu’un aristocrate !

— Je te prie de ne pas parler ainsi d’Ostrodoumof devant moi ! s’écria Néjdanof avec emportement. Il porte de grosses bottes, parce que les grosses bottes coûtent moins cher !