Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/352

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tristesse immobile s’était comme figée dans ses yeux, et cette tristesse donnait quelque chose de touchant à l’expression naturellement rude de son visage.

Snandoulie courut s’occuper du samovar ; Pakline s’assit en face de Machourina, lui frappa amicalement le genou, pencha la tête et essaya de parler ; mais il fut d’abord obligé de tousser, car sa voix se brisa, et de petites larmes brillèrent dans ses yeux. Machourina se tenait immobile, le corps droit, sans s’appuyer au dossier de sa chaise, —et regardait de côté d’un air morose.

« Ah ! dit enfin Pakline, que de choses se sont passées ! Je vous regarde, et je me rappelle… bien des choses et bien des gens, —des vivants et des morts. —Mes deux petites perruches sont mortes aussi… mais vous ne les avez pas connues, je crois ; — et toutes deux, comme je l’avais prédit, sont parties le même jour. —Néjdanof… pauvre Néjdanof !… Vous savez probablement…

— Oui, je sais, répondit Machourina sans cesser de regarder de côté.

— Et Ostrodoumof ? vous savez aussi ce qui lui est arrivé ? »

Machourina fit un signe de tête. Elle aurait voulu qu’il continuât à parler de Néjdanof, mais elle n’osait pas le lui demander. —Il la comprit pourtant.

« J’ai entendu dire que, dans la lettre qu’il a écrite avant de mourir, il a parlé de vous. —Est-ce vrai ?

Machourina resta un moment sans répondre.

« C’est vrai, dit-elle enfin.

— Quel excellent garçon c’était ! Mais il était complètement sorti de son ornière ! —Il n’était pas plus révolutionnaire que moi ! Savez-vous ce qu’il était réellement ? — Un romantique du réalisme ! Vous me comprenez ? »

Machourina jeta à Pakline un regard rapide. Elle ne l’avait pas compris et ne voulait pas se donner la peine de comprendre. Elle trouvait étrange et déplacé qu’il