Aller au contenu

Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec Néjdanof ; la bile s’était amassée en lui… elle s’épanchait maintenant. Machourina et Ostrodoumof l’approuvaient du sourire, du regard, parfois d’une courte exclamation. Quant à Néjdanof, il se passa en lui un phénomène singulier. Au premier abord, il essaya de faire des objections ; il rappela les inconvénients de la précipitation, le danger des entreprises prématurées, insuffisamment mûries ; il s’étonna surtout que l’on eût ainsi tout décidé sans aucune hésitation, sans tenir compte des circonstances, sans même se demander au juste ce que le peuple désire. Mais, peu à peu, ses nerfs, tendus comme des cordes, se mirent à vibrer violemment, et alors, avec une ardeur désespérée, presque avec des larmes de rage dans les yeux et des cris et des déchirements dans la voix, il se lança à pérorer dans le sens de Markelof, il alla même plus loin que lui.

Qu’est-ce qui avait produit ce changement ? Il serait difficile de le dire : était-ce le remords de ses dernières hésitations, ou le dépit contre lui-même et contre les autres, ou le besoin enfin d’étouffer je ne sais quel ver intérieur qui le rongeait, ou le désir de faire une manifestation en présence des émissaires qu’il venait de retrouver ? Ou bien était-ce réellement l’influence des paroles de Markelof qui lui avait allumé le sang ?

La conversation se prolongea jusqu’à l’aurore ; Ostrodoumof et Machourina n’avaient pas bougé de leurs sièges ; Markelof et Néjdanof ne s’étaient pas assis. Markelof restait fixe à la même place, absolument comme une sentinelle, et Néjdanof ne cessait de se promener de long en large à pas inégaux, tantôt lents, tantôt rapides.

Ils s’entretinrent des mesures à prendre, des moyens à employer, du rôle dont chacun devait se charger ; ils choisirent et mirent en paquets des feuillets et des brochures ; ils parlèrent d’un certain Golouchkine, riche marchand raskolnik, homme tout à fait sûr quoique fort peu instruit ; d’un jeune propagandiste, Kisliakoff,