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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/124

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placé. Gitkof, à qui Souvenir s’empressa de transmettre mon récit, considéra la chose sous un point de vue différent.

« On finira par devoir s’adresser à la police, dit-il, et peut-être faudra-t-il envoyer quérir un détachement de soldats. »

Vers la mi-octobre, trois semaines environ après mon entrevue avec Kharlof, je me tenais à la fenêtre de ma chambre, au second étage de notre maison, et je regardais tristement notre cour et le chemin qui passait au delà. Depuis cinq jours le temps était devenu si mauvais qu’il ne fallait plus songer à la chasse. Tout être vivant semblait s’être caché ; les moineaux eux-mêmes se tenaient abrités et les corbeaux avaient disparu. Tantôt le vent gémissait sourdement, tantôt il sifflait avec violence. Le ciel, voilé par des nuages très-bas et sans aucune percée de lumière, passait d’un blanc pâle à une couleur plombée plus sinistre encore. La pluie, qui tombait sans cesse ni trêve, devenait à ce moment une véritable averse, et s’étalait sur les vitres en grosses larmes. Les arbres, déjà décolorés, s’agitaient en désespérés. Bien qu’il n’y eût plus une feuille à leur prendre, le vent s’obstinait à les tourmenter. On voyait partout de grandes flaques d’eau parsemées de feuilles mortes, et de grosses bulles d’air, naissant et éclatant sans cesse, glissaient en tremblotant sur leurs surfaces fouettées par la pluie. La boue des chemins était insondable. Le froid pénétrait dans les chambres, sous les vêtements, jusqu’à la moelle des os. Le cœur