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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/125

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se glaçait par je ne sais quelle crainte de ne jamais revoir ni soleil ni couleurs, comme si cette boue gluante, cette humidité grise, ce froid aigre dussent durer éternellement, comme si ce vent dût éternellement gémir et siffler.

Je me tenais immobile et rêveur devant ma fenêtre, et je me rappelle que tout à coup, bien que la pendule marquât midi, l’obscurité devint noire autour de moi. Ce fut alors qu’il me sembla voir, traversant la cour, de la porte d’entrée au perron, quoi ? un ours, non pas à quatre pattes, mais comme on le représente quand il se dresse pour danser. J’en croyais à peine mes yeux. Si ce que j’avais vu n’était pas un ours, c’était un être énorme, noir et velu. Je cherchais encore à me rendre compte de cette apparition, lorsqu’un bruit épouvantable retentit dans l’étage inférieur. Des voix s’élevèrent, des bruits de pas… Je descendis l’escalier en courant et me précipitai dans la salle à manger.

À la porte du salon, le visage tourné vers moi, se tenait, debout et comme pétrifiée, ma mère. Derrière elle se voyaient quelques figures de femmes effrayées. Le maître d’hôtel, deux laquais, le petit Cosaque, tous bouche béante, se pressaient à la porte de l’antichambre. Au milieu de la salle à manger, couvert de boue, déguenillé, tellement imprégné d’eau, qu’une vapeur s’élevait de lui et que de petits ruisseaux coulaient sur le plancher, se tenait à genoux haletant, suffoqué, râlant, cet être monstrueux que je venais de voir traverser notre cour. C’était Kharlof.