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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/128

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tenta d’essuyer les traces qu’il avait laissées sur le parquet.

« Comment donc t’ont-ils chassé ? » demanda ma mère à Kharlof, dès qu’il eut un peu repris haleine.

« Madame… Natalia Nicolavna, dit-il enfin avec effort », — et je fus encore frappé du mouvement inquiet du blanc de ses yeux, — « je vais vous dire toute la vérité. C’est moi qui suis le plus coupable…

— Voilà ce que c’est ; tu n’as pas voulu m’écouter, dit ma mère en agitant un flacon d’eau de Cologne : l’odeur marécageuse que répandait Kharlof n’était plus tolérable.

« Oh ! madame, ce n’est pas là qu’est ma faute ; c’est l’orgueil. L’orgueil m’a perdu, ni plus ni moins que le roi Nabuchodonosor. Je me disais : le seigneur Dieu ne m’a pas privé d’esprit…, si j’ai décidé quelque chose, ce doit être juste… Et puis, par là-dessus, la peur de la mort… et la tête m’a tourné… Je montrerai, me disais-je, au monde entier, avant d’en finir avec la vie, ma force et mon pouvoir. Je les gratifierai tous, et tous me devront reconnaissance jusqu’au tombeau… »

Kharlof bondit sur sa chaise. « Chassé à coups de pied, comme un chien galeux, voilà leur reconnaissance ! » Ses yeux continuaient à errer ; il éleva ses mains à la hauteur du menton, et les frappant l’une contre l’autre par le bout des doigts : « On m’a pris Maximka, on m’a pris ma voiture, mon cheval ; on m’a mis à la diète ; on ne m’a pas payé la pension convenue ; on a misérablement tout rogné autour de