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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/150

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lui en jeta un seau tout entier sur la tête. La boue et la poussière furent enlevées du visage, mais aucune fibre n’y tressaillit. Un banc fut apporté et placé près de la maison ; à grand’peine on l’y mit sur son séant, la tête appuyée contre la muraille.

Le petit cosaque Maximka s’approcha, plia un genou, écarta l’autre jambe, et, dans cette pose théâtrale, souleva des deux mains le bras gauche de son ancien maître. Pâle comme la mort, Evlampia vint se placer devant son père, et fixa sur lui ses yeux démesurément ouverts et immobiles. Ni Anna, ni Slotkine n’osèrent s’approcher. Tous se taisaient dans une attente morne. On entendit enfin une sorte de bouillonnement convulsif dans la gorge de Kharlof, comme d’un homme qui avale de travers un breuvage ; puis il fit un faible mouvement du bras droit, ouvrit un œil, aussi le droit, et, ayant promené autour de lui un regard hébété, comme s’il eût été en proie à je ne sais quelle terrible ivresse, il bégaya : « fra…cassé…, » puis après une pause : « le voilà, le poulain noir… » Un flot de sang épais jaillit de sa bouche ; tout son corps frémit. « C’est la fin, » pensai-je ; mais Kharlof ouvrit de nouveau l’œil droit (la paupière gauche restait immobile comme celle d’un mort), en dirigea le regard sur Evlampia, et, d’une voix presque éteinte :

« C’est toi, fille, dit-il, je te… »

Lisinski, d’un geste, appela le prêtre qui se tenait encore sur le perron. Le vieillard se hâta ; mais ses genoux chancelants s’empêtraient dans son long sur-