Aller au contenu

Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/151

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

plis. Tout à coup, une hideuse convulsion souleva les jambes de Kharlof, puis le tronc, et gagna son visage. Celui d’Evlampia se déforma de la même façon, comme si elle eût imité son père dans son agonie. Maximka fit le signe de la croix. J’eus peur, et, courant près de la porte d’entrée, je me pressai la poitrine contre un des poteaux. À ce moment un murmure courut de bouche en bouche. Je compris que Kharlof avait cessé de vivre. La grosse poutre lui avait brisé l’épine dorsale.

Que voulait-il lui dire en mourant ? me demandai-je à moi-même, en retournant à la maison sur mon poney : je te maudis, ou je te pardonne ? — Bien que la pluie eût recommencé, j’allais au pas, voulant rester plus longtemps seul avec mes réflexions. Souvenir était parti sur l’une des télégas qu’avait amenées Lisinski. Si jeune et si léger que je fusse en ce temps-là, je ne pouvais m’empêcher d’être frappé par le changement subit et profond que produit dans tous les cœurs l’apparition inattendue, ou même attendue, de la mort, sa solennité, et ce que j’appellerais sa sincérité. J’avais été fort ému, et pourtant mon regard enfantin avait pu noter bien des choses : comment Slotkine, rapidement et furtivement, avait jeté loin de lui son fusil comme une chose volée ; comment sa femme et lui étaient devenus soudain l’objet d’une réprobation silencieuse et générale, et comment le vide s’était fait autour d’eux. Cette réprobation ne s’étendait pas sur Evlampia, bien que sa faute n’eût pas été moindre que celle de sa sœur ; elle avait