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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/157

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rielles, lui étaient parfaitement connues. Elle parlait peu et d’une voix douce, mais chaque mot touchait le but. Le résultat final de cette conférence fut que nous consentîmes à toutes ses exigences, et que nous fîmes des concessions dont nous restâmes ébahis nous-mêmes. Au retour, deux gentilshommes se traitèrent eux-mêmes et publiquement d’imbéciles. Tous grognaient et hochaient la tête d’un air mécontent.

« A-t-elle de l’esprit, cette femme ! disait l’un d’eux.

— C’est une fière canaille ! ajouta un autre, moins délicat dans ses expressions. Comme on dit, elle vous fait le lit très-doux, mais il est dur d’y dormir.

— Et quelle avare ! dit un troisième. Une cuillerée de caviar et un petit verre d’eau-de-vie par tête ! Voilà-t-il pas…

— Que pouvez-vous attendre de cette femme ? s’écria un gentilhomme resté jusque-là silencieux. Qui donc ignore qu’elle a empoisonné son mari ? »

À ma grande surprise, personne ne protesta contre cette horrible accusation. Je fus encore plus étonné en voyant que tous, quoi qu’ils en eussent, jusqu’au gentilhomme peu délicat, témoignaient pour Anna le plus grand respect. Le juge de paix s’éleva jusqu’au lyrisme. « C’est Sémiramis, s’écria-t-il, ou la grande Catherine. Pour l’obéissance des paysans, un