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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/156

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yeux de pruneaux ne me causa, je l’avoue, aucun chagrin, et je n’étais pas fâché de revoir sa veuve. Elle jouissait, dans tout notre district, de la réputation d’une admirable ménagère. En effet, son domaine, ses fermes, sa maison (je regardai involontairement le toit, il était en feuilles de fer), tout se montrait dans l’ordre le plus parfait. Tout était rangé, balayé, peint à neuf. On eût dit qu’une Allemande habitait là. Anna elle-même avait certainement vieilli ; mais ce charme qui lui était particulier, ce charme sec et méchant, qui m’avait tant ému jadis, ne l’avait pas tout à fait abandonnée. Sa toilette était rustique, mais de bon goût. Elle nous reçut avec courtoisie. Lorsqu’elle m’aperçut, moi le témoin de l’horrible événement, elle n’eut pas l’air de sourciller. Elle ne fit aucune allusion ni à ma mère, ni à son père, ni à sa sœur, ni à son mari, tout comme si, d’après notre proverbe, elle eût eu la bouche pleine d’eau. Elle avait deux filles, toutes deux très-jolies, sveltes, à figures aimables avec une expression gaie et caressante dans leurs yeux noirs. Elle avait aussi un fils, qui ressemblait un peu trop au père, mais qui était pourtant un charmant garçon. Pendant la discussion entre les propriétaires, le maintien d’Anna resta très-calme, plein de dignité. Sans montrer ni trop d’obstination, ni trop d’avidité, personne ne comprenait mieux ses intérêts, ne savait exposer et défendre ses droits d’une façon plus convaincante. Toutes les lois qui avaient trait à l’affaire, et jusqu’aux circulaires ministé-