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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/161

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proche de moi. Elle fit un mouvement, et je reconnus Evlampia, la fille de Kharlof. Je la reconnus sur-le-champ, sans la moindre hésitation, car je n’ai jamais vu qu’à elle des yeux comme les siens, et surtout ses lèvres hautaines et sensuelles à la fois. Son visage s’était allongé, et quelques rides se montraient sur sa peau défraîchie ; mais c’est l’expression de ce visage qui avait le plus changé. Il serait difficile de décrire cette assurance sévère, orgueilleuse. Ce n’était plus la calme jouissance, c’était la satiété du pouvoir que respirait chacun de ses traits. Dans le regard nonchalant qu’elle laissa tomber sur moi se lisait l’habitude de ne rencontrer partout qu’une soumission sans réplique. Évidemment cette femme vivait entourée, non de sectaires, mais d’esclaves ; elle avait oublié le temps où la moindre de ses volontés n’était pas un ordre. Je prononçai son nom à haute voix ; elle frissonna légèrement et me regarda pour la seconde fois, non point avec effroi, mais avec une colère dédaigneuse, comme si elle eût dit : « Qui ose me déranger ? » Puis elle entr’ouvrit à peine la bouche et prononça un seul mot. L’homme assis à son côté se redressa, frappa des rênes sur les flancs du cheval, qui partit au grand trot, et la téléga disparut.

Depuis ce temps, je n’ai plus rencontré Evlampia ; Je ne puis pas même me figurer comment la fille de Kharlof était devenue une Sainte Vierge chez les Khlisti. Qui sait ? peut-être a-t-elle déjà fondé une