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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/209

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L’Abandonnée.

des cours ; il est vrai que j’allais souvent me promener en traîneau. J’en possédais un très-beau et très-large, un cadeau de ma tante, avec couverture en peau d’ours, et deux bidets bien nourris ; naturellement il fallait en profiter. Je fréquentais peu ce qu’on est convenu d’appeler la bonne société ; mais au théâtre j’étais comme chez moi, et quant aux gâteaux, j’avais la ressource d’en engloutir des masses dans les pâtisseries. Toutefois je ne me permettais aucune débauche ; ma conduite était toujours réglée, celle d’un jeune homme de bonne maison. Pour rien au monde je n’eusse voulu chagriner ma brave tante, et, du reste, le sang circulait assez calme dans mes veines.

II

Depuis mon enfance j’aimais le jeu d’échecs. Je n’avais aucune idée de la théorie, et pourtant je ne jouais pas mal. Un jour, au café, je fus témoin d’une bataille que deux vaillants champions se livraient sur un échiquier. L’un d’eux, un jeune homme blond d’à peu près vingt-cinq ans, me parut le plus fort, et je voulus attendre la fin de la partie, qui dura longtemps. Mon héros gagna en effet. Je lui proposai d’entreprendre aussi une partie avec moi ; il accepta ; nous jouâmes pendant une heure entière, et il me fit mat trois fois sans la moindre peine.

« Vous avez du talent, dit-il enfin avec cour-