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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/221

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L’Abandonnée.

noirs corbeaux ». L’entrée de cette jeune fille produisit sur moi une impression qui me rappela les paroles du poëte. Elle avait bien peu de chose en commun avec son entourage, et semblait se demander à elle-même, comme surprise, par quel hasard elle se trouvait là. Tous les membres de la famille Ratsch paraissaient des êtres vulgaires, mais pleins de contentement et de santé ; son beau visage, qui pourtant commençait à se flétrir, portait l’empreinte de la douleur, de la fierté, de la souffrance physique. L’attitude de ceux-là, plébéiens à ne pas s’y méprendre, avait de l’insouciance, de la rudesse même, mais aussi de la simplicité. La nature essentiellement aristocratique de celle-ci trahissait par mille symptômes je ne sais quelle mélancolie inquiète. Rien, dans son apparence, de ce qui caractérise la race allemande : on l’eût prise plutôt pour une méridionale. Des cheveux noirs, sans lustre, mais très-épais ; des yeux noirs, enfoncés, presque ternes et cependant beaux ; un front bas, bombé ; un nez aquilin, une peau fine, un teint olivâtre, je ne sais quelle tristesse tragique autour des lèvres minces et sur les joues un peu creuses, quelque chose d’anguleux et de gauche dans les mouvements ; beauté de la forme, et néanmoins absence de grâce… Tout cela ne m’eût pas frappé en Italie, mais à Moscou, près du boulevard Pretchistinka, je restai ébahi. Quand elle entra, je me levai de mon siége ; elle m’effleura d’un regard rapide et furtif, puis abaissa ses brunes paupières et s’assit contre la croisée, comme Tatiana (L’Onéguine