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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/246

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L’Abandonnée.

née, lui avait proposé en riant de jouer à la bête avec de vieilles cartes. La mise devait rester une bagatelle. L’officier jouait pour le compte d’une certaine Wilhelmine ; Victor, pour le sien propre. Puis on en était venu à de fortes gageures.

« Et figurez-vous, s’écria Victor, sautant et battant des mains, figurez-vous que je n’avais que six roubles sur moi ! Je commençai par perdre… vous vous représentez ma situation ! Mais alors, grâce à qui, je ne sais, la chance tourne. L’officier s’emporte, il tient ses cartes de manière à ce que je les voie… Bref ! je lui gagne sept cent cinquante roubles ! Il voulait continuer : moi, pas si bête. « Non, pensais-je, il ne faut pas abuser d’une pareille veine. » J’empoche mon bénéfice, et je file ! Et maintenant, je n’ai plus besoin de faire la cour au vieux ; je puis régaler mes camarades… Holà ! garçon ! une autre bouteille ! Trinquons, messieurs ! »

Nous trinquâmes en riant, et nous continuâmes à boire, quoique le récit de Victor ne nous plût pas le moins du monde ; nous ne nous sentions même nullement à notre aise en sa compagnie. Il tâcha de faire l’aimable, causa, s’abandonna et n’y gagna guère. Il devina enfin l’impression qu’il produisait sur nous ; alors il devint morose, son bavardage cessa, ses regards s’assombrirent. Il se mit à bâiller, prétendit qu’il avait sommeil, injuria le garçon, parce que, faute d’air, sa pipe n’allait pas, et tout à coup, avec une expression de défi, les sourcils froncés, il interpella Fustow :