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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/252

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L’Abandonnée.

passera bientôt. Je suis venue… vous devez le savoir : Alexandre est-il parti ? »

Dans cette seule demande il y avait toute une confession, et le regard qu’elle m’adressa semblait me dire : « Tu m’as compris ! Tu auras pitié de moi, n’est-ce pas ? » L’infortunée ! venir chez moi ! quel devait être son désespoir !… Je ne savais que lui répondre…

« Parti… parti… reprit-elle en se parlant à elle-même ; il l’a donc cru ; il n’a pas même voulu me questionner ; il a supposé d’avance que je mentirais ; il a pu penser cela de moi ! L’ai-je jamais trompé ? »

Elle se mordit la lèvre inférieure, pencha son corps un peu en avant, et se mit à gratter avec son ongle les fleurs glacées des vitres. J’allai dans l’antichambre pour renvoyer le domestique, et revins aussitôt ; j’allumai une seconde bougie. Pourquoi faisais-je tout cela ? Je l’ignorais moi-même ; j’étais si troublé.

Susanne restait toujours assise sur le rebord de la fenêtre. Je remarquai seulement alors comme elle était légèrement vêtue : une robe grise à boutons blancs et une large ceinture de cuir, voilà tout. Je m’approchai d’elle, mais elle n’y fit pas attention.

« Il l’a cru, il l’a cru, murmurait-elle en se balançant d’un côté à l’autre. Il n’a pas hésité. Il m’a porté ce dernier… oui, ce dernier coup ! »

Elle se retourna soudain vers moi :

« Savez-vous son adresse ?

— Oui, Susanne Ivanowna, je la sais… Je me suis