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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/255

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L’Abandonnée.

Involontairement je frappai mes mains l’une contre l’autre.

« Vous… Susanne Ivanowna… C’est vous qui parlez de mourir ! Vous appartenez à la vie ! Il faut que vous viviez ! »

Elle me regarda ; mes paroles semblèrent la surprendre.

« Ah ! vous ne savez pas ! commença-t-elle, et elle laissa lentement retomber ses deux bras. Cela m’est impossible. J’ai trop souffert, oui, trop ! J’ai souffert, espéré ; mais à présent que cet espoir aussi s’effondre, que… »

Elle leva les yeux au plafond, et s’abîma dans ses rêveries. L’expression tragique que j’avais déjà vue apparaître une fois autour de ses lèvres devint plus visible encore ; elle envahit la figure entière. On eût dit qu’une puissance inexorable marquait de son doigt cet être condamné.

Susanne continuait à garder le silence.

« Susanne Ivanowna ! dis-je enfin pour rompre ce mutisme effrayant ; il reviendra, je vous assure ! »

Elle me regarda de nouveau avec effort.

« Comment ? fit-elle.

— Il reviendra, Susanne Ivanowna. Alexandre reviendra bientôt.

— Il reviendra ? reprit-elle. Mais, alors même qu’il reviendrait, cette humiliation, cette méfiance… Non, je ne puis pardonner ! »

Elle se prit la tête dans ses mains.