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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/256

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L’Abandonnée.

« Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que dis-je là ? Et pourquoi suis-je ici ? de quoi s’agissait-il ? quelle prière avais-je à adresser ? et à qui ? Est-ce que je perds la raison ? »

Ses yeux devinrent hagards.

« Vous vouliez me demander d’écrire à Alexandre, » me hâtai-je d’ajouter.

Susanne tressaillit.

« Oui, écrivez-lui, écrivez-lui ce qui vous plaira. Mais ceci… »

Elle mit rapidement sa main dans sa poche et en retira un petit cahier.

« J’avais écrit cela pour lui avant sa fuite. Mais il a cru… il a cru cet être ! »

Je compris qu’elle parlait de Victor ; elle ne pouvait se résoudre à le nommer, à prononcer ce nom odieux.

« Permettez, Susanne Ivanowna, repris-je ; pourquoi supposez-vous qu’Alexandre ait eu un… entretien avec ce…

— Pourquoi je le suppose ? Eh bien, ce… cet homme est venu et m’a raconté tout ; il s’en est vanté, il a ri du même rire que son père ! Tenez, prenez, continua-t-elle, et elle me tendit le petit cahier ; lisez-le, envoyez-le lui, brûlez-le, jetez-le, faites-en ce que vous voudrez… Mais on ne peut pourtant pas mourir comme cela, sans qu’un seul être au monde le sache. Et maintenant, il est temps, je dois m’éloigner. »