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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/259

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L’Abandonnée.

nairement belle que ma mère, mais d’une beauté maladive ; son extrême pâleur faisait songer à la cire. Il y avait tant de tristesse dans son regard, que parfois, lorsqu’elle venait de me contempler longtemps avec ses yeux mélancoliques, oh ! si mélancoliques ! avec ces yeux dont, même sans les voir, je ressentais le regard, j’étais émue jusqu’aux larmes et je me jetais dans ses bras.

On me donne des professeurs ; je prends des leçons de musique, et l’on m’appelle « mademoiselle ». Ma mère et moi nous prenons nos repas à la table seigneuriale. M. Koltowskoï est un vieillard de haute taille et d’un port imposant ; il sent toujours l’ambre. Il m’inspire une crainte mortelle, bien qu’il m’appelle « Suzon », et qu’il me tende souvent pour l’embrasser sa main dure, sèche, marbrée de veines saillantes, et toujours à demi cachée par les dentelles de sa manchette.

Il est d’une politesse exquise envers ma mère, mais ne cause que peu avec elle ; en général, il se contente de lui adresser quelques paroles bienveillantes, auxquelles elle se hâte de répondre, puis il redevient muet, regarde autour de lui d’un grand air, et prend avec précaution et gravité une prise de tabac espagnol dans une tabatière en or au chiffre de l’impératrice Catherine.

Les souvenirs de ma neuvième année ne s’effaceront jamais.

Ce fut à cette époque que j’appris par les filles de service qu’Ivan Koltowskoï était mon père, et vers