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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/258

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L’Abandonnée.

Je ne connaissais par expérience ni la passion ni la douleur ; j’avais rarement eu occasion d’observer la manière dont ces sentiments profonds se manifestent chez autrui… Ici, la douleur et la passion se présentaient à mes yeux dans toute leur poignante vérité. J’aurais cru avoir fait un rêve si le cahier de Susanne n’était demeuré entre mes mains, car tout cela était venu, avait disparu d’une façon si étrange, avec la rapidité d’un orage ! Je lus ce cahier jusqu’à minuit. Il consistait en feuilles de papier à lettres, recouvertes sur les deux côtés de caractères grands, mais irréguliers, presque sans aucune rature. Il n’y avait pas une seule ligne absolument droite ; chacune d’elles trahissait l’émotion de la main qui les avait tracées. Voici ce que renfermait le manuscrit que j’ai précieusement conservé.

XVII

MON HISTOIRE.

J’aurai bientôt vingt-huit ans. Mes plus anciens souvenirs me reportent dans le gouvernement de Tambow. Là, sur la terre d’un riche seigneur nommé Ivan Matveitch Koltowskoï, j’occupe une petite chambre au premier étage d’une maison en bois. Je vis avec ma mère ; elle est juive, fille d’un peintre appelé de l’étranger en Russie, et mort bientôt après son mariage. C’était une femme extraordi-