Aller au contenu

Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/261

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
245
L’Abandonnée.

muettes et amères. Elle se taisait : quoi d’étonnant ? qu’aurait-elle pu me dire ? Moi, de mon côté, je ne la questionnais pas. Les enfants malheureux mûrissent plus vite que les enfants heureux… et ils n’ont pas à s’en féliciter, hélas !

M. Koltowskoï s’occupait de mon éducation ; il cherchait même à me rapprocher de sa personne. Il ne causait jamais avec moi ; mais le matin et le soir il avait coutume de me taper sur la joue avec deux de ses doigts froids comme la glace, après avoir épousseté les grains de tabac épars sur son jabot de ces mêmes deux doigts. Puis il me donnait des bonbons d’une couleur sombre, et qui, eux aussi, répandaient une odeur d’ambre ; je ne pouvais me résoudre à en manger. À douze ans, je devins « sa petite lectrice ». Je lui lisais les œuvres françaises du siècle passé, les Mémoires de Saint-Simon, Mably, Reynal, Helvétius, la correspondance de Voltaire, les encyclopédistes, naturellement sans y jamais comprendre rien, même lorsqu’en souriant et en clignant des yeux il m’ordonnait de relire « ce dernier paragraphe, qui est bien remarquable ! » Ivan Matveitch était foncièrement Français. Il avait vécu à Paris avant la Révolution ; il se souvenait de Marie-Antoinette, qui l’avait invité une fois à Trianon. Il avait aussi vu Mirabeau qui, selon sa description, portait des boutons démesurément grands, exagéré en tout, et qui en résumé était un homme de mauvais ton, en dépit de sa naissance.

Toutefois Ivan Matveitch ne parlait que rare-