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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/262

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L’Abandonnée.

ment de cette époque ; mais, deux ou trois fois chaque année, il récitait de sa voix lente et nasillarde l’impromptu qu’il avait dit jadis à une soirée de la duchesse de Polignac. Il s’adressait alors à un vieil émigré contrefait auquel il donnait l’hospitalité, et qu’il nommait « M. le commandeur », Dieu sait pourquoi. Je me rappelle seulement les deux premières strophes (il s’agissait d’un parallèle entre les Russes et les Français) :

L’aigle se plaît aux régions austères
Où le ramier ne saurait habiter…

« Digne de M. de Saint-Aulaire ! » ne manquait jamais de s’écrier M. le commandeur.

Ivan Matveitch conserva quelque chose de juvénile dans son air jusqu’à l’heure de sa mort. Il avait les joues colorées, les dents blanches, les sourcils épais et immobiles, des yeux agréables, expressifs, noirs et luisants comme l’agate. Point capricieux, poli pour tout le monde, même pour les domestiques. Et pourtant, mon Dieu ! comme je me sentais mal à mon aise en sa présence, avec quelle joie je le quittais, quelles mauvaises pensées me venaient à l’esprit quand je me trouvais dans son voisinage ! Ce n’était pas ma faute !… J’étais innocente de ce qu’on avait fait de moi !

Après son mariage, M. Ratsch reçut pour logement un petit pavillon près du manoir seigneurial. Ce fut là que je vécus avec ma mère ; ce fut là mon foyer… triste foyer. Elle accoucha d’un fils, de ce