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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/263

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L’Abandonnée.

même Victor que j’ai le droit d’appeler mon ennemi, et de traiter comme tel ; la santé de ma mère, qui avait toujours été faible, ne se releva plus. M. Ratsch ne montrait pas encore cette gaieté à laquelle il est adonné maintenant. Il avait toujours l’air bourru et faisait des efforts pour paraître homme d’affaires. Il était dur et rude pour moi. Quand je pouvais quitter Ivan Demïanitch, cela me faisait plaisir ; mais volontiers aussi je m’en allais de la maison du maître. Ah ! ma jeunesse infortunée ! Être poussée continuellement d’une rive à l’autre, sans éprouver même le désir d’aborder jamais ! Je croyais quelquefois me sentir joyeuse lorsque, en hiver, légèrement vêtue, je courais par une neige profonde chez Ivan Matveitch pour y faire la lecture. Mais une fois arrivée, à la vue de ces vastes et tristes appartements, de ces meubles en damas fané, de ce vieillard poli, mais si glacial, en douillette de soie ouverte sur le devant, à la cravate blanche, aux manchettes de dentelles qui dépassaient les doigts, un soupçon de poudre (selon les termes employés par son valet de chambre) sur sa chevelure rejetée en arrière, aux parfums asphyxiants, je me sentais perdre haleine et le cœur me manquait.

Ivan Matveitch se tenait ordinairement assis dans un large fauteuil à la Voltaire près du mur. Au-dessus on voyait le portrait d’une jeune femme à la figure énergique et sereine. Cette femme portait un riche costume israélite entièrement couvert de perles et de pierres précieuses… Je me perdais souvent