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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/271

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L’Abandonnée.

profondément, jusqu’à la ceinture, mais pas jusqu’à terre, ce qui leur était sévèrement défendu. Cette hospitalité traditionnelle continua, mais Ivan Matveitch s’abstint de paraître parmi ses sujets. Il interrompait quelquefois ma lecture par cette exclamation : « La machine se détraque ! Cela se gâte ! » Ses yeux mêmes, ses yeux clairs et comme de pierre, devenaient ternes et paraissaient se rétrécir ; il s’endormait plus souvent qu’autrefois, et pendant son sommeil il poussait de profonds soupirs. Sa conduite envers moi serait restée la même s’il n’y eût pas mêlé une nuance de courtoisie chevaleresque.

Quelque difficulté qu’il en éprouvât, chaque fois que j’entrais chez lui il se levait de son fauteuil. Quand je m’en allais, il m’accompagnait jusqu’à la porte en soutenant mon coude du bout de ses doigts. Il commença aussi à m’appeler « ma chère demoiselle » ou « mon Antigone », au lieu de Suzon. Monsieur le commandeur était mort deux ans après ma mère, et cette mort semblait avoir ému Ivan Matveitch beaucoup plus profondément que l’autre. Un de ses contemporains était parti : cela l’avait frappé.

Tout le mérite de Monsieur le commandeur, dans les derniers temps de sa vie, s’était pourtant réduit à pousser régulièrement l’exclamation suivante : « Bien joué, mal réussi ! » chaque fois qu’Ivan Matveitch, jouant au billard avec M. Ratsch, avait manqué. À table, quand Ivan Matveitch lui adressait une question, comme par exemple : « N’est-ce pas, monsieur