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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/272

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L’Abandonnée.

le commandeur, c’est Montesquieu qui a dit cela dans ses Lettres persanes ? » il répondait avec componction, en laissant couler une cuillerée de soupe sur son devant de chemise : « Ah ! M. de Montesquieu ? Un grand écrivain, monsieur, un grand écrivain ! » Ivan Matveitch lui dit une fois : « Les théophilanthropes ont eu pourtant du bon. » Sur quoi le vieillard cria d’une voix émue : « M. de Kolontouskoi ! » (depuis vingt-cinq ans qu’il vivait là, il n’avait pas appris à prononcer correctement le nom de son amphitryon), M. de Kolontouskoi ! leur fondateur, l’instigateur de cette secte, ce La Reveillère-Lépaux, était un bonnet rouge ! — Non, non, » répartit Ivan Matveitch en souriant et en savourant une prise de tabac, « des fleurs, des vierges, le culte de la nature… ils ont eu du bon, ils ont eu du bon !… » J’étais souvent étonnée de la quantité de connaissances que possédait Ivan Matveitch et de la stérilité de tout ce savoir.

Les forces d’Ivan Matveitch déclinaient visiblement, mais il résistait encore. Un jour, ce pouvait être trois semaines avant sa mort, immédiatement après le dîner, il fut pris d’un accès de vertige. Il devint pensif et dit : « C’est la fin. » Puis, dès qu’il se fut remis et un peu reposé, il écrivit à son frère, son héritier unique, qui habitait Saint-Pétersbourg, et avec lequel il n’avait pas eu de rapports depuis quelque vingt ans. Un Allemand catholique, médecin jadis célèbre, qui vivait retiré dans une petite terre du voisinage, vint trouver Ivan Matveitch lors-