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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/273

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L’Abandonnée.

qu’il entendit parler de sa maladie. Il ne faisait que de très-rares apparitions chez nous, mais Ivan Matveitch le recevait toujours avec une distinction toute particulière ; il lui témoignait beaucoup d’estime. C’était peut-être le seul homme au monde qu’il estimât. Ce vieillard lui conseilla d’envoyer chercher un membre du clergé, mais Ivan Matveitch lui répondit : « Ces messieurs et moi nous n’avons rien à nous dire », et le pria de parler d’autre chose. Quand le voisin fut parti, le valet de chambre reçut ordre de ne plus admettre personne. Puis Ivan Matveitch me fit appeler. Son aspect m’effraya : des taches bleuâtres s’étaient formées sous ses yeux, sa figure s’était allongée ; il y avait quelque chose d’immobile dans son visage : on l’eût dit en bois ; le bas des joues seul pendait mollement. « Vous voilà grande, Suzon, » dit-il en articulant les consonnes avec effort, mais en essayant encore de faire sa petite moue (j’avais en ce moment dix-huit ans accomplis) ; « bientôt peut-être vous resterez seule. Soyez toujours sage et vertueuse. C’est la dernière recommandation d’un… (il toussa)… d’un vieillard qui vous veut du bien. Je vous ai recommandée à mon frère ; je ne doute pas qu’il ne respecte mes volontés… » Il toussa encore et tâta sa poitrine d’un air soucieux. « Du reste, j’espère encore pouvoir faire quelque chose pour vous… dans mon testament. »

Ces dernières paroles me traversèrent le cœur comme un coup de poignard. Ah ! c’en était trop ! C’était trop de dédain et d’offenses ! Ce qui se peignit