Aller au contenu

Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
264
L’Abandonnée.

Là-dessus Siméon Matveitch fit entendre un petit rire qui voulait être fin, et moi… je ne me sentis pas blessée… mais j’eus pitié de moi-même. Je compris seulement alors que je restais complétement abandonnée en ce monde. Après s’être dirigé d’un pas assuré et raide vers son bureau, Siméon Matveitch prit dans un tiroir un paquet de bank-notes, et me le pressa dans la main en ajoutant : « Voici une petite somme que je vous remets pour vos épingles. Je ne vous oublierai pas non plus à l’avenir, ma chère, et maintenant adieu ; soyez sage ! » Je pris le paquet d’un mouvement mécanique ; tout ce qu’il m’aurait donné, je l’aurais pris ; je retournai dans ma chambre, et, assise sur mon lit, je pleurai longuement, longuement. Je ne m’aperçus pas que j’avais laissé tomber le paquet. M. Ratsch le trouva, le prit, me demanda ce que j’en voulais faire, et garda l’argent.

Vers cette époque, il se fit un grand changement dans sa position. Ses conférences avec Siméon Matveitch le mirent en haute faveur auprès de lui, et il reçut bientôt la charge d’administrateur en chef. Ce fut alors que sa gaieté apparut pour la première fois et que ses éclats de rire perpétuels se déclarèrent. Il affecta d’abord cette gaieté pour copier son patron ; plus tard, cela devint une habitude. En même temps il tourna au patriote russe. Simon Matveitch était fortement attaché aux coutumes nationales… en paroles ; il vantait les vêtements flottants des anciens boyards, et se moquait des habits modernes ; mais il n’en portait pas d’autres. Il relégua dans la plus