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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/279

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L’Abandonnée.

gner leur désappointement, comme si je les eusse trompés. Tous se détournèrent de ma personne… Un dimanche, Siméon Matveitch, qui à l’église occupait toujours la place réservée près de l’autel, me fit appeler après la messe. J’allais régulièrement à l’église, ayant été baptisée chrétienne en même temps que ma mère. Jusqu’ici je n’avais vu Siméon Matveitch qu’en passant, et il s’était toujours donné l’air de ne pas m’apercevoir. Il me reçut dans son cabinet, debout près de la fenêtre, en frac d’uniforme à deux crachats. Je m’arrêtai sur le seuil ; mon cœur battit violemment, à la fois sous l’impression de la crainte et sous celle d’un autre sentiment qui m’oppressait, quoique je ne m’en rendisse pas compte.

« J’ai désiré vous voir, ma jeune demoiselle, » fit Siméon Matveitch en regardant d’abord mes pieds, puis mon visage. Ce regard me fit l’effet d’un coup qu’on m’aurait porté.

« J’ai désiré vous voir pour vous apprendre mes décisions et pour vous assurer que je suis entièrement disposé à vous être utile. »

Puis, d’une voix plus haute : « Naturellement, vous n’avez pas de droits à faire valoir ; mais… comme… lectrice de mon frère… vous pouvez toujours… compter sur ma bienveillance. Moi… je suis parfaitement convaincu de votre sagesse et de vos bons principes. D’ailleurs, M. Ratsch, votre beau-père, est déjà muni des instructions nécessaires. Enfin, je dois vous dire que votre physique avantageux me garantit la noblesse de vos sentiments. »