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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/289

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L’Abandonnée.

commencé à le tutoyer, et mon beau-père le regardait comme en extase, penchait la tête de côté d’un air attendri et comme s’il eût voulu dire : « Me voilà ! faites de moi ce que vous voudrez !… »

Ah ! je sens que ma main tremble, que mon cœur se heurte contre le bord de la table sur laquelle j’écris. Les souvenirs de ces jours me font horreur et mon sang bout… Mais je raconterai tout jusqu’à la fin, oui, jusqu’à la fin !

Mes rapports avec M. Ratsch avaient pris une autre nuance pendant la courte période de ma faveur. Il était devenu obligeant, familier, respectueux même ; il me faisait de petites politesses, comme si, grâce aux progrès qu’aurait faits, selon lui, mon jugement, je m’étais rapprochée de lui ! « Nous avons donc renoncé à la pruderie !… » dit-il une fois en revenant du manoir au pavillon. « Louable, cela ! Toutes ces vertus et ces sentiments, bref, toute cette philosophie, ce n’est pas bon pour nous, pour nous autres gens de rien ! » Mais lorsque je tombai en disgrâce, lorsque Michel ne crut plus devoir cacher son mépris pour M. Ratsch et l’intérêt qu’il prenait à moi, mon beau-père redoubla de sévérité. Il me poursuivait partout, comme si j’eusse été capable des crimes les plus atroces et comme s’il eût fallu qu’une main de fer pesât sur moi. « Prenez garde ! cria-t-il un jour en pénétrant dans ma chambre les bottes sales et le chapeau sur la tête, je ne souffrirai rien de pareil. Ne levez pas la tête. Vous ne pouvez me donner le change, je